Le « père » est un espoir sur lequel personne, aujourd’hui, ne peut plus compter. La « domination masculine » elle-même, effacée depuis longtemps, n’est plus qu’un de ces dieux devant lesquels on se prosterne, en hurlant qu’on les exècre, parce qu’on les sait irrémédiablement et dramatiquement absents. Homo festivus, l’éradicateur furieux de toutes les différences, aurait mauvaise grâce à se plaindre d’une telle situation, à l’établissement de laquelle il œuvre depuis tant d’années. Mais c’est seulement aujourd’hui que commencent à lui en apparaître les premières conséquences ; et qu’il s’en trouve surpris. La destruction savante des moindres résidus d’antagonismes, jusque dans les ultimes fondements anthropologiques de la société (identité sexuelle, langage, etc.), induit un effacement de l’autre de toute évidence sans exemple à aucune époque ; et c’est alors qu’Homo festivus se découvre non seulement cloné, ou clonique, mais également clownesque : on ne peut pas avoir le beurre de l’indifférenciation et l’argent du beurre de l’individualité. Que l’on devienne, par la même occasion, insignifiant, vaguement touchant, un peu dérisoire, peut-être risible, n’est que le résultat d’une telle situation. Le comique ne vient d’ailleurs plus, de nos jours, que du spectacle des néo-individus veufs de l’autre sous toutes ses formes (veufs de l’adversaire, de l’ennemi), mais continuant, pour se sentir exister (comme idée, comme projet, comme projection), à en combattre le fantôme avec des postures de matamores. (p. 234)
Déterritorialisateur et convertisseur tyrannique, Homo festivus, qui est en même temps et toujours un adulte retombé en enfance, ne saurait donc avoir le moindre goût pour ce qui ne lui ressemble pas. Et comme ce qui ne lui ressemble pas a été définitivement classé par lui dans la rubrique « archaïsmes et autres divagations malfaisantes », il ne peut qu’en demander la disparition ; et avoir gain de cause. Le retournement de la prédation touristique en catéchèse des droits de l’homme est le coup de force par lequel le touriste contemporain assoit une légitimité dont on peut être certain qu’elle lui survivra. Que ce soit en charter, par bateau ou en car, tous ses déplacements se font sous le couvert du droit d’ingérence. Partout où il se trouve, ce convertisseur si satisfait de lui-même a la loi pour lui ; et tout ce que ce prêcheur pourrait rencontrer qui ne s’accorderait pas avec sa perpétuelle homélie devrait être bien entendu éliminé d’office.
À la curiosité pour la planète succède son annexion. Homo festivus, lorsqu’il part en voyage, se veut bien sûr, et comme toujours, aussi jeune que possible, ouvert, tolérant, joyeusement accessible à tous les particularismes. Il se définit aussi avec fierté, sans que personne ne songe à lui contester ce titre, et parce qu’il ne saurait exister, dans ce domaine comme dans les autres, sans le label de l’« anticonformisme » ou de la « rébellion », comme anti-touriste ; mais ce que ce militant de la sécurité mondialisée poursuit d’un bout du monde à l’autre, c’est le roman de sa conquête et l’extension colonialiste de ses « idéaux », dont il ne lui vient jamais un seul instant à l’esprit qu’ils ressuscitent à nouveaux frais l’ancien impérialisme ; et aussi qu’ils pourraient n’être que de nouveaux préjugés qui n’auront qu’un temps (et que déjà menace de délégitimation une critique elle-même imprévisible). (p. 291)
Aucune dignité n’est plus autorisée, et jusque dans les ultimes secondes de l’existence. Il n’est même plus permis de disparaître, je veux dire de mourir, autrement que parmi les fumigènes pestilentiels de la honte festive. De sorte que toutes ces manifestations infectes sont l’apothéose même de l’incivilité plébiscitée, au moment précis où, comme par hasard, se trouve porté aux nues le gâtisme citoyen, où se répand l’éloge d’une citoyenneté rhétorique, et hypocrite, d’un vivre-ensemble partout, et officiellement, et sciemment, et méthodiquement anéanti. Qui a jamais songé, une nuit de rave, un soir de Love Parade ou de Gay Pride, à tous les moribonds giflés dans l’atrocité même de leur travail de mort par la hideur mille fois plus grande encore, dans la mesure où il n’est même pas permis de ne pas l’approuver, de la musique qui leur est imposée, et parce que leur immeuble a le malheur de se trouver sur le passage des troupes d’occupation hyperfestive ? Les malades ou les mourants, dans l’époque qui commence, n’ont plus droit à leur propre tragédie. Même cet atroce privilège leur est confisqué. L’accès à l’horreur qu’ils vivent malgré tout leur est interdit. On veut bien qu’ils meurent, mais à la seule condition que ce soit de rire. Et c’est dans un temps, précisément, où le rire est devenu impossible, puisque tout le monde est respectable et que tout le monde est fier, et où le comique est citoyen, c’est-à-dire sinistre (…), qu’on dépêche aux mourants des clowns d’hôpital pour les faire crever à gorge déployée. (p. 448)
Après bien d’autres mea culpa, le temps de la repentance collective est proche, concernant ces milliers d’années de l’Histoire au cours desquelles, dans le seul but de flatter le narcissisme de notre espèce, on a donné à l’homme un statut supérieur et voulu croire qu’il possédait le monopole de la pensée. Ce moment de contrition générale s’accompagnera sans nul doute de géantes cérémonies de réconciliation et de festivités sans fin. Celles-ci auront bien entendu été précédées d’une rapide campagne au cours de laquelle il sera enfin démontré que la législation actuelle concernant les droits des animaux n’est plus adaptée, qu’il faut cesser de considérer comme anecdotiques les multiples humiliations, exclusions ou plaisanteries dont ces derniers sont jusqu’à présent l’objet, ainsi que toutes les formes de victimisation ou tous les comportements discriminatoires qu’ils ont à subir depuis si longtemps.
Lorsque cette action positive en faveur de l’égalité des chances pour le monde animal aura porté ses fruits, et que des anomalies qui jusque-là paraissaient naturelles ou fatales seront devenues inadmissibles, alors toutes les capitales du monde organiseront des défilés monstres, des espèces de Zoo Prides ou d’Animals Parades, avec des cortèges impressionnants de camions sono sur lesquels des bêtes enrubannées, d’adorables brebis peintes en mauve, des cochons à clochette, des hamsters piercés, des souris blanches sur rollers, des lionnes tatouées à l’omoplate et des chimpanzés en bikini rescapés de laboratoires d’expérimentation se trémousseront au rythme de la néo-musique ; tandis que, derrière les chars de ce Pardon techno, pieds nus et corde au cou, défileront dans une tornade de honte et sous les huées de la foule convertie d’innombrables délégations de propriétaires d’élevages à la chaîne, de directeurs de zoos et de chercheurs scientifiques. Pour leur peine, ils seront interdits de téléphone portable pendant au moins quinze jours. (p. 474-5)
Tous ceux qui apparaissent en première ligne dans la société hyperfestive relèvent, d’une façon ou d’une autre, de la nouvelle profession des dresseurs, des encadreurs et des rééducateurs. Mais ils ne doivent, bien entendu, jamais être nommés comme tels. On les appellera donc, par exemple, « artistes provocateurs » ; ce qui est d’autant plus curieux si l’on se souvient de ce qu’était un provocateur dans la période historique : une personne qui, travaillant en apparence pour l’insurrection, mais en réalité pour l’ordre établi, poussait des individus ou des groupes à se lancer dans des actions illégales de manière à déclencher des opérations de répression policière. Une sorte de sous-flic, en somme, et même quelqu’un de pire et de plus sale qu’un véritable flic. Sous cet angle, il faut bien le dire, le terme est assez justement choisi, quoique de manière inconsciente, dans la mesure où les « artistes » contemporains ne sont plus que des salariés parmi d’autres du nouvel ordre établi, et des glorificateurs appointés de sa nouvelle harmonie présentée comme déglinguée afin d’allécher les générations émergentes pour qui l’avant-garde c’est le lait maternel. Ils poussent à l’ordre comme on poussait au crime ou à l’insurrection. Et ils n’existent que par là, bien qu’ils fassent encore semblant de se plaindre du « manque d’éducation visuelle » du public ; lequel manque serait à l’origine de tous les malentendus que ce public entretient avec leurs belles œuvres. Mais le champ éducatif dans lequel ils sévissent ne se limite nullement à cette pauvre question visuelle. C’est tout l’être humain qu’ils doivent réadapter et rééduquer. Heureusement pour eux, ils ne sont pas les seuls à qui cette tâche échoit ; et l’être humain actuel, ou ce qui lui succède, n’est aucunement rebelle à cette perspective. (p. 563-4)
C’est (…) dans le but de mettre hors de portée de la critique les éléments primordiaux de la nouvelle civilisation que l’on voit proliférer certains mots dont le sens n’est plus, bien sûr, interrogé par personne. Ils n’ont d’autre fonction que de sacraliser, ou de blackouter, ce qui ne devra plus être contesté. Et ils deviennent, dès cet instant, comme on le dit en linguistique, des termes non marqués ; ce qui signifie qu’ils n’ont plus d’opposition ; ou que celle-ci a été définitivement neutralisée ; et qu’en tout état de cause ils ne se frottent plus à aucune réalité. Ils accèdent alors à une sorte de statut divin ; et à ce paradis de la naturalité ou de la normalité dont nous savons, par ailleurs, qu’Homo festivus ne cesse de chasser tout ce qui lui paraît contraire à ses intérêts. Quand on peut entendre la déplaisante romancière Darrieussecq, sur un plateau de télévision, affirmer qu’elle vote « naturellement » à gauche, il est évident que tout s’est renversé, que la désagrégation de toute pensée est arrivée à son terme, et que ce vocable, « gauche », ne désigne plus un ensemble d’idées politiques, ou une fraction de l’opinion, comme naguère, comme du temps de Marx, de Jaurès et de bien d’autres (où être de gauche représentait un véritable travail et un combat de la pensée, non un prétendu fait de nature et en réalité une paresse crasse de l’esprit, mais un effort constant du négatif, et un assaut contre les évidences, précisément, et contre le « naturel »), mais qu’il s’agit désormais du plus vautré des conforts intellectuels, et du plus poisseux des « être-ensemble » qui aient jamais été, transfigurés en position divine et sublime, ou encore d’un de ces termes non marqués d’où le conflit (l’Histoire) s’est évaporé miraculeusement, et dont le contenu n’a même plus besoin d’être argumenté puisqu’il relève du naturel et de l’universel : en ce sens, il correspond parfaitement à un monde qui se passe de réel et qui ne s’en porte que mieux, s’épanouissant dans les délices de Capoue d’une prétendue position politique qui n’est plus qu’une mystique de confort, et un naturisme routinier, présentés comme une exaltante conquête de l’esprit. (p. 599-600)
Philippe Muray, Après l'histoire, Tel Gallimard, 2000