Je dirais même plus...

lundi 11 mai 2009

Muray, II


Ça pourrait être cela, en fin de compte, le propre de la critique : repérer ce qui tend à rendre le roman impossible. Il y a donc la poétification de la réalité. Et aussi, en vrac : l’interdiction de se moquer ou de caricaturer (tout le monde est respectable) ; la victimocratie ; le primat des larmes et de l’émotion, mélange radioactif de résidus de gauchisme et de puritanisme ; le terrorisme du cœur ; le chantage au moi comme authenticité, comme preuve (et finalement comme œuvre : « Il me suffit d’exhiber mes blessures et d’appeler ça de l’art. Reconnaissez mes blessures comme de l’art et taisez-vous ! ») (…) ; la confusion organisée des sexes (alors qu’un bon romancier est toujours un très ferme différenciateur des sexes) ; la propagande homophile acceptée lâchement comme style de vie général (« On est tous un peu homos ») ; le devenir nursery-monde du monde, l’infantilisation généralisée (devant « l’intérêt de l’enfant », qui oserait ne pas s’agenouiller ?) (…) ; le modèle du racisme à toutes les sauces (invention du « sexisme » sur le moule du racisme, fabrication plus récente du « spécisme », crime consistant à voir une distinction entre les espèces)… (« Le propre de la critique », p. 5)

Chaque anniversaire, cinquantième, centième ou cinq centième, est le début d’une sorte de curée. D’une émeute douce. D’une espèce de jacquerie revancharde contre les seigneurs de l’ancien temps, contre les maîtres des vieux châteaux de la beauté, de l’harmonie et de l’intelligence. Chaque célébration est le signal d’une compensation, d’une récupération de ce qui est censé avoir été volé aux masses. Tout commémoré, aussi, est un accusé en puissance. On est en droit d’exiger de lui, de façon posthume, une réparation, des dommages et intérêts, ne serait-ce que pour s’être illustré, jadis, à titre personnel. Le grand art du passé était une forme d’accaparement que nous ne pourrions plus tolérer si, par extraordinaire, il se manifestait de nouveau. Les plus bruyantes gesticulations commémoratives ne veulent rien exprimer d’autre que ce que l’on disait naguère de la propriété : « Le génie, c’est le vol ! » La même affirmation, le même mot d’ordre résonne à travers toutes les manifestations du Tourisme, qui est l’autre nom de la Culture. Quand le commémoré s’y prête, les commémorateurs enrôlent les foules commémorantes dans des week-ends à thèmes et des symposiums ambulants où c’est d’abord le rituel touristique de la réappropriation de masse qui est célébré (ce que les tours-opérateurs culturels appellent « restitution au public » des sites injustement confisqués. (« Rabelais à Rabelaisland », pp. 44-5)

La Comédie humaine ne se complaît nullement dans sa propre noirceur. Elle est tournée vers le rire comme vers une extériorité bienfaisante, un « monde extérieur », un ailleurs respirable. Vers ce qui empêche le roman de se retrouver transformé en succursale de clinique humanitaire, hospice compassionnel, laboratoire de chirurgie esthétique, poétique et miséricordieuse. (« Un passeport pour la pensée (Balzac) », p. 105)

Madame Bovary aux postes de commande, c’est le ministre de la Culture, de la Vie et du Bonheur réunis. Parti des utopies de rupture intégrale, l’Avant-gardiste termine sa course dans l’adhésion intégrale sans avoir eu à renier le moins du monde ses idéaux « subversifs », qui s’accordent si harmonieusement, désormais, avec la « réhabilitation » de la France et les aspirations des nouvelles classes moyennes, soucieuses de leur bien-être, avides de « changement » et de standing culturel. La récupération étatique des formes les plus ravagées, leur exhibition comme valeurs positives, sont le pain quotidien du Novateur promu. Rien n’exprime mieux, de nos jours, les sentiments majoritaires et consensuels que l’éloge de la « modernité », mariée en secondes noces avec la propagande publicitaire et le business, tout en gardant à travers les décennies une petite coloration « critique » du meilleur effet. (« Portrait de l'avant-gardiste », p. 221)
Philippe Muray, Exorcismes spirituels I, 1997

Aucun commentaire: