Je dirais même plus...

mercredi 29 septembre 2010

Problèmes d'échange


Rome, le 23 décembre 1903


Mon cher monsieur Kappus,
Il ne faut pas que vous restiez sans un mot de moi alors que Noël approche et que votre solitude, au milieu des fêtes, vous pèsera davantage qu’à l’ordinaire. Mais si vous remarquez alors qu’elle est grande, réjouissez-vous, car que serait une solitude (vous demanderez-vous) qui fût dépourvue de grandeur ? Il n’y a qu’une seule solitude, elle est grande, il n’est pas facile de la supporter, et il arrive à presque tout le monde de vivre des heures qu’on voudrait bien pouvoir échanger contre une quelconque compagnie aussi banale et peu choisie fût-elle, contre un semblant d’accord minime avec le premier venu, avec la personne la plus indigne… Mais sans doute sont-ce là les heures où croît la solitude ; sa croissance, en effet, est douloureuse comme celle de l’enfant, et triste comme le début du printemps. Mais que cela ne vous abuse point. Ce qui est nécessaire, c’est seulement ceci : la solitude, la grande solitude intérieure. Pénétrer en soi-même et ne voir personne durant des heures, voilà ce à quoi il faut être capable de parvenir. Être seul comme on était seul, enfant, lorsque les adultes allaient et venaient, pris dans des affaires qui semblaient importantes et considérables, puisque les grandes personnes avaient l’air très occupées et parce qu’on ne comprenait rien à leurs faits et gestes.
Lorsqu’on s’aperçoit un beau jour que leurs occupations sont piètres, leur métier figé et qu’ils n’ont plus de lien avec la vie, pourquoi ne pas continuer, tel un enfant, à porter là-dessus le même regard que sur ce qui est étranger, d’observer tout cela à partir de la profondeur de notre propre monde, à partir de toute l’ampleur de notre solitude personnelle qui est elle-même travail, situation et métier ? Pourquoi ne pas échanger la non-compréhension intelligente d’un enfant contre le rejet et le mépris, puisque aussi bien ne pas comprendre c’est être seul, tandis que rejeter et mépriser c’est participer à ce dont on veut se séparer par ce biais-là ?
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, 1903-1908

mardi 28 septembre 2010

Nul n’est prophète en son vin de pays

En promenant ma chienne, il y a quelques instants, j’ai été abordé par un clochard déjà bien madérisé, qui a jugé utile, et même urgent, de me faire les révélations suivantes :
C’est la fin des kebabs raciaux ! Dans cinq ans, poulet juif ou poulet arabe, pffffit ! Ce sera pareil ! À dégager ! C’est comme la voiture : ils ont trouvé encore meilleur que le moteur à essence… Ils appellent ça le « contrat écologique »… Écologique, mon cul ! Ah ah ! Fumiers ! Une bombe atomique sur tout ça ! Eh oui, Monsieur. C’est mon métier… Je te largue une bombe sur tout ça et je t’emmerde !
Après une longue journée, remplie de tracasseries en tous genres, et une inauguration de foire aux vins un peu sordide, je crois que cette rencontre était ce qui pouvait m’arriver de pire. Sans que je parvienne à m’expliquer pourquoi, elle me laisse une immense impression de lassitude. Just one of those days, I guess…

dimanche 19 septembre 2010

Les aventures de « Monsieur Fromage »

De temps à autre, peut-être une fois tous les deux ou trois mois, j’ai droit au coup de fil de « Monsieur Fromage ».
« Monsieur Fromage » est une sorte de sondeur freelance. Il conduit des enquêtes auprès des consommateurs pour diverses sociétés. Je crois que son vrai prénom est Olivier mais je n’en suis plus sûr. Dans la famille, on le surnomme « Monsieur Fromage » parce que quand on l’a connu, il était employé par une boîte spécialisée dans les sondages sur les calendos, bries et autres livarots. C’était à l’époque où il prenait encore la peine de se déplacer un petit peu. Il arrivait toujours plus ou moins à l’improviste, avec sa mallette pleine d’échantillons. Autant dire que quand il l’ouvrait en fin d’après-midi, l’été, après une journée de tapin, on était rapidement mis au parfum, dans tous les sens du terme, et pas toujours les plus agréables. Et puis la boîte a fini par découvrir, en menant ses propres contre-enquêtes par téléphone auprès des personnes que « Monsieur Fromage » était censé avoir sondées, qu’il y mettait quand même pas beaucoup de zèle à faire goûter ses claquos… Parfois même, il s’est trouvé que les gens avaient jamais entendu parler de lui. « Un sondeur en fromages, vous dites ? qui serait passé chez moi ? Mais pas du tout ! » De se rendre compte qu’ils avaient loupé une dégustation à l’œil et qu’en plus on s’était servi à leur insu de leur nom et de leur adresse pour remplir un questionnaire bidon, ça les rendait enragés les gens. Alors il s’est fait virer, « Monsieur Fromage ».
Il a pas eu trop de mal à retrouver du boulot, avec la manie des enquêtes, des tendances, et tout ça. Mais maintenant, il a compris la combine. Bien finies les visites à domicile ! Plus d’emmerdements ! Depuis son canapé, il fait tourner son petit répertoire. Il appelle quelques habituels, bonnes poires dans mon genre, et leur annonce sans chichis la couleur : « Bon, je suis censé être passé chez toi. Je t’ai montré trois projets de publicité. Dis-moi lequel que tu as préféré, comme ça, au hasard. » Ou encore : « Je t’ai cité une liste de marques que tu dois évaluer. Tu leur mets 6/10 à toutes, n’est-ce pas ? » Bien sûr. Si tu le dis. On va pas chipoter pour si peu…
Parfois, c’est plus philosophique, plus profond : « Tu me dis lequel de ces pictogrammes correspond le mieux à ta vision de la vie, entre un petit bonhomme qui sourit, un qui a un air neutre et un qui fait la moue… » Et puis comme ça, sans transition : « Même question pour les pizzas Sodebo . » Faut suivre le fil… C’est pas toujours commode.
Mais que ce soit pour des parapluies ou des assurances, du jambon blanc ou des couches-culottes, faut être honnête, l’affaire est toujours rondement menée. En dix minutes, c’est plié. Juste le temps de me briefer sur mon identité du jour, au cas où ces fumiers de contrôleurs m’appelleraient pour vérifier un peu les bobards, voir si je serais pas par hasard un consommateur fantôme. Une vraie combine d’espion ! « Bon, aujourd’hui tu es un chômeur de 32 ans qui vit encore chez ses parents. » Ou alors : « Tu es chef de famille, tu as 54 ans et trois enfants, sinon tu comprends, ça rentre pas dans mes cases… » Il m’a à la bonne, je crois, « Monsieur Fromage ». Je le contredis jamais.
Je l’aime bien aussi, moi, qui suis pourtant pas friand du téléphone, et encore moins pour les enquêtes d’opinion. En donnant ma bénédiction à ses dingueries, j’ai l’impression de devenir un peu son complice. Je m’imagine qu’on pense déjà tous les deux, hilares, aux publicitaires qui se branleront sur nos statistiques arrangées à la sauce « je t’emmerde » pour créer leur prochaine campagne de pub décalée et anticonformiste… On a les plaisirs qu’on peut.

Troisième sous-sol de l'aveuglement

Comment expliquer l'absence de mixité sociale en France aujourd'hui ? Dans l’émission « On n’est pas couché » du 18 septembre, François Bayrou ose enfin désigner le vrai coupable : « Au XIXe siècle, la mixité, c'était l'escalier, parce que vous aviez au premier étage les gens qui étaient riches, et tout en haut les plus pauvres, parce qu'il n'y avait pas d'ascenseur. D'inventer l'ascenseur, ça a provoqué la situation dans laquelle il n'y a plus eu que les mêmes avec les mêmes... »
Et Zemmour de rétorquer que, comme la plupart des ascenseurs sont cassés dans les tours des « banlieues sensibles », ça ne pose plus vraiment de problème...
C'est toujours ça de pris.

jeudi 16 septembre 2010

Perles thérapeutiques

Entendu ce matin à la pharmacie...
« Vous n'avez pas mal au ventre ?... [Puis, d'un air important] Non, je vous demande ça parce qu'on a fait beaucoup de gastros, cette semaine. »
Trente secondes plus tard, sur le chemin du retour, lu sur la vitrine d'une boulangerie...
Nouveauté ! « La bistouquette de Courteline » !!!
Il y a des jours où l’on préférerait encore faire ses courses chez Leclerc…

mardi 14 septembre 2010

Une idée de con

Ah ! c'est bien terrible quand même... on a beau être jeune quand on s'aperçoit pour le premier coup... comme on perd des gens sur la route... des potes qu'on reverra plus... plus jamais... qu'ils ont disparu comme des songes... que c'est terminé... évanoui... qu'on s'en ira soi-même se perdre aussi... un jour très loin encore... mais forcément... dans tout l'atroce torrent des choses, des gens... des jours... des formes qui passent... qui s'arrêtent jamais... Tous les connards, les pilons, tous les curieux, toute la frimande qui déambule sous les arcades, avec leurs lorgnons, leurs riflards et les petits clebs à la corde... Tout ça, on les reverra plus... Ils passent déjà... Ils sont en rêve avec des autres, ils sont en cheville... ils vont finir... C'est triste vraiment... C'est infâme !... les innocents qui défilent le long des vitrines... Il me montait une envie farouche... j'en tremblais moi de panique d'aller sauter dessus finalement... de me mettre là devant... qu'ils restent pile... Que je les accroche au costard... une idée de con... qu'ils s'arrêtent... qu'ils bougent plus du tout !... Là, qu'ils se fixent !... une bonne fois pour toutes !... Qu'on les voye plus s'en aller.
Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, 1936.

samedi 11 septembre 2010

Histoire de jaboter...

Sans atiger la cabane, je peux bien dire que la lecture de Calaferte et de Céline, ça finissait par déteindre sur moi… Surtout l’argot. Au début j’entravais que dalle à leur jactance !… J’avais beau relire vingt fois les mêmes phrases, à m’en faire bouillir le cassis, à m’en comburer les châsses… Balle-peau ! Je commençais sérieusement à en avoir tringle… Et puis c’est venu comme ça… Je cherche pas à installer, ni rien. C’est juste un coup à prendre… On m’arrêtait plus ! J’étais passionné !... Sur le page dès le matin que je lisais ! Puis quand je me décidais enfin à décaniller, j’emportais encore mon bouquin aux chiots !... J’en foirais d’aise !... J’étais gras pour la lecture, pas à dire !... À m’en taper des rassis ! À m’en roustir la berloque !...
Seulement, de découvrir les aventures de ces deux fiots-là, faut reconnaître, ça vous rend vite apte à la vachardise… Pour un peu j’allais même plus marner. Faut dire que mes gniards, au tapin, je les piffais de moins en moins… J’en groumais à l’idée d’aller les retrouver… Je pensais plus qu’à licher ! Des kils de ginglard que je me tapais… Et des mominettes par dizaines !... Je me rinçais jusqu’à aller au refile… Je peux dire que je me suis pris de sacrées muffées ! Je dévissais plus du comptoir !... Salopiaud que j’étais !
Alors à force d’aller potasser à la godille, je chocotais un peu à l’idée de rester sur le sable… C’était midi de continuer la belle vie sans gagner sa croûte ! Comme d’habitude, la mouscaille, elle était pour mezig ! Les fafiots, ça poussait pas dans les arbres… Mon morlingue finissait par sentir le moisi… Mes vagues aussi, j’avais beau les retourner !... Serait-ce que pour mes beuveries, fallait bien que je ramène mes flûtes en cours, que je gratte un peu mon plâtre… Alors quand même je me décidais à pouloper jusqu’à l’université, encore titubant, tout boquillonnant… Mais à la seconde où je poussais la lourde, j’avais envie de me trisser !

Au fond dès qu'ils viennent c'est des bavardages !...

Gustin Sabayot, sans lui faire de tort, je peux bien répéter quand même qu’il s’arrachait pas les cheveux à propos des diagnostics. C’est sur les nuages qu’il s’orientait.
En quittant de chez lui il regardait d’abord tout en haut : « Ferdinand, qu’il me faisait, aujourd’hui ça sera sûrement des rhumatismes ! Cent sous !... » Il lisait tout ça dans le ciel. Il se trompait jamais de beaucoup puisqu’il connaissait à fond la température et les tempéraments divers.
« Ah ! voilà un coup de canicule après les fraîcheurs ! Retiens ! C’est du calomel tu peux le dire déjà ! La jaunisse est au fond de l’air ! Le vent a tourné… Nord sur l’Ouest ! Froid sur Averse !... C’est de la bronchite pendant quinze jours ! C’est même pas la peine qu’ils se dépiautent !... Si c’est moi qui commandais, je ferais les ordonnances dans mon lit !... Au fond Ferdinand dès qu’ils viennent c’est des bavardages !... Pour ceux qui en font commerce encore ça s’explique… mais nous autres ?... au Mois ?... À quoi ça rime ?... je les soignerais moi sans les voir tiens les pilons ! D’ici même ! Ils en étoufferont ni plus ni moins ! Ils vomiront pas davantage, ils seront pas moins jaunes, ni moins rouges, ni moins pâles, ni moins cons… C’est la vie !... » Pour avoir raison Gustin, il avait vraiment raison.
« Tu les crois malades ?... Ça gémit… ça rote… ça titube… ça pustule… Tu veux vider ta salle d’attente ? Instantanément ? même de ceux qui s’en étranglent à se ramoner les glaviots ?... Propose un coup de cinéma !... Un apéro gratuit en face !... tu vas voir combien qu’il t’en reste… S’ils viennent te relancer c’est d’abord parce qu’ils s’emmerdent. T’en vois pas un la veille des fêtes… Aux malheureux, retiens mon avis, c’est l’occupation qui manque, c’est pas la santé… Ce qu’ils veulent, c’est que tu les distrayes, les émoustilles, les intrigues avec leurs renvois… leurs gaz… leurs craquements… que tu leur découvres des rapports… des fièvres… des gargouillages… des inédits !... Que tu t’étendes… que tu te passionnes… C’est pour ça que t’as des diplômes… »
Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, 1936.