Je dirais même plus...

dimanche 22 août 2010

On fera des tripes

Tant d’autres avant moi ont cru pouvoir peindre ou écrire et ont enfin compris que ça ne les concernait pas. Se sont mariés depuis. Promènent la poussette avec le gosse dedans les jours de soleil. Ce n’est pas un drame, petit frère. Si, si, c’en est un. Mais passons. Il doit bien y avoir dans le quartier une fille de commerçants pas trop moche en quête d’un foyer stable. Dot à la clef naturellement. Le magasin en héritage, dans longtemps. Une bonne famille connue de tout le monde. Qui a fait les guerres dans la biffe glorieuse. A laissé son cadavre de fils à travers le champ d’honneur, à la boucherie. Méritante, médaillée et votante. Désirerait pour leur tendre progéniture un brave garçon travailleur qu’elle accueillerait à bras ouverts le dimanche à midi, le gâteau au bout des doigts, poulet ou bœuf gros sel sur la table. Père, mère, mémé, aïeuls. Tous attablés dans la salle à manger de l’arrière-boutique rabougrie. Tous unis. Tous contents. Et moi, le petit raté de l’imaginaire, chouchoutant ma grosse poule au sein de la famille comblée. Plus à m’en faire. Peinard. Une belote avec le beau-père, un bouquet à la vieille, un apéro, le soir on reste, on mangerait froids les rogatons, ce serait dix heures au carillon, on bâillerait tous, demain boulot, faudra se lever, alors on se quitte, les embrassades, grand-mère sent l’ail et le vieux pet, couvrez-vous bien, à dimanche prochain, on fera des tripes parce que je les aime, mais non, maman, venez chez nous, c’est votre tour, non, non, venez, c’est pas aux vieux de bouger, alors d’accord, tous à dimanche. Viens vite chérie, il fait pas chaud. Bras dessus bras dessous, notre petit couple dans la rue froide. On poulope jusqu’au métro. On a sommeil. On ne se dit rien. On s’est tout dit dans la journée. Les stations passent. Je suis debout dans le wagon. Ma femme assise dans un coin. Elle n’est ni jolie ni pas jolie. Elle est blonde : depuis avant-hier. C’est tout.
Louis Calaferte, Septentrion, 1984.

Les mésaventures d'Alain de Monéys

- Eh bien, mes amis, que se passe-t-il ?...
- C'est votre cousin, explique un colporteur. Il a crié : « Vive la Prusse ! »
- Quoi ? Mais non ! Allons donc, j'étais auprès et ce n'est pas du tout ce que j'ai entendu. Et puis je connais assez de Maillard pour être bien sûr qu'il est impossible qu'un tel cri sorte de sa bouche : « Vive la Prusse »... Pourquoi pas « À bas la France ! » ?
- Qu'est-ce que vous venez de dire, vous ?
- Quoi ?
- Vous avez dit « À bas la France »...
- Hein ? Mais non !
- Si, vous l'avez dit. Vous avez dit « À bas la France ».
- Mais non, j'ai pas dit ça ! J'ai...
Le colporteur demande aux gens près du muret :
- Que ceux qui l'ont entendu crier « À bas la France » lèvent la main !
Un bras se tend vers le ciel :
- Ah, moi, je l'ai entendu dire « À bas la France »...
D'autres pognes se lèvent, cinq, dix... Des paysans qui n'ont peut-être même pas entendu la question, voyant les autres, lèvent la main à leur tour. Des gens demandent à leur voisin ce qui se passe.
- Il y en a un qui a dit « À bas la France ! ».
Une forêt de bras se dressent pour en témoigner.
- Qui a crié « À bas la France » ?...
- Celui-là.
Jean Teulé, Mangez-le si vous voulez, 2009.