Je dirais même plus...

mercredi 18 février 2009

Délivre-nous du Bien


De Philippe Muray, je n’avais lu que le Céline, dont la « préface à la nouvelle édition », écrite en 2000, m’avait encore davantage marqué que l’essai lui-même. L’auteur y affirmait :

Le nom de Céline appartient à la littérature, c'est-à-dire à l'histoire de la liberté. Parvenir à l'en expulser afin de le confondre tout entier avec l'histoire de l'antisémitisme, et ne plus le rendre inoubliable que par là, est le travail particulier de notre époque, tant il est vrai que celle-ci, désormais, veut ignorer que l'Histoire était cette somme d'erreurs considérables qui s'appelle la vie, et se berce de l'illusion que l'on peut supprimer l'erreur sans supprimer la vie.

Autant vous avouer que ces quelques lignes avaient suffi à attiser ma curiosité. Je m’étais donc promis de lire un autre essai de Muray. Voilà qui est chose faite, avec L’Empire du Bien. Et je ne suis pas déçu du voyage !

Direction Cordicopolis, donc : le « Village Mondial » qui a érigé la fête en idéologie. Vous y apercevrez peut-être quelques cadavres, mais comme le dirait la mère Henrouille de ses momies, « ils sont nullement dégoûtants, Messieurs, Mesdames. Ils sont nus, mais pas indécents… »

Tous les antagonismes vidés de substance sont rhabillés pour les parades. Les certificats de bonnes vie et mœurs font comme les chaussettes, ils ne se cachent plus. Même les racistes, aujourd’hui, se veulent antiracistes comme tout le monde ; ils n’arrêtent pas de renvoyer aux autres leurs propres obsessions dégoûtantes. « C’est vous ! – Non, c’est vous ! – Pas du tout ! » On ne sait plus qui joue quel rôle. Le public est là, il attend, il espère des coups, des cris, il voudrait des événements. L’ennui guette, envahit tout, les dépressions se multiplient, la qualité du spectacle baisse, le taux de suicides grimpe en flèche, l’hygiène niaise dégouline partout, c’est l’invasion des Mièvreries, c’est le Grand Gala du Show du Cœur. (p. 30)

[L]es procès des médias par eux-mêmes comptent parmi les meilleurs gags. La logique du Show, plus implacable infiniment que toutes les « logiques de guerre » qui soient, consiste à organiser en virtuose sa propre critique, à télécommenter ses propres exploits, à grossir à plaisir ses travers, critiquer sa propre versatilité, barboter dans l’étalage de sa propre crise, dénoncer sa manière de gérer l’actualité en jouant à mort sur l’émotion, et boucler la boucle de sa bouffonnerie en ne laissant à personne le soin de feindre d’analyser mieux qu’elle-même, de façon plus joliment stéréotypée, l’affreux carrousel de ses clichés. (p. 76)

Le bluff du grand retour de flamme de l’individualisme, dans un monde où toute singularité a été effacée, est (…) une de ces tartes à la crème journalistico-sociologique consolatoire qui n’en finit pas de me divertir. Individu où ? Individu quand ? Dans quel recoin perdu de ce globe idiot ? Si tout le monde pouvait contempler comme moi, de là où j’écris en ce moment, les trois cents millions de bisons qui s’apprêtent, à travers la planète, à prendre leurs vacances d’été, on réfléchirait avant de parler. (p. 103)

À la fin, c’est le Consensus qui gagne. L’espace esthétique ou artistique est d’ailleurs un excellent domaine pour vérifier ce que je suis en train de dire. Toute l’histoire récente de l’art, sous l’éclairage grandissant du règne des bons sentiments, redevient très instructive. Si ce qu’on appelle art contemporain peut encore faire semblant d’exister, c’est uniquement comme conséquence du martyre des impressionnistes. En réparation. In memoriam. En expiation d’un gros péché. Qu’il soit minimal, conceptuel, anti-art ou extrême-contemporain, l’artiste d’aujourd’hui survit toujours à titre d’espèce protégée, en tant que résidu caritatif. (p. 121)

Une espèce de marée noire musicale beurre aujourd’hui les rives du monde. Tous les jours, des gens qui ne toléreraient pas que vous leur fumiez sous les narines vous soufflent leurs préférences aux oreilles. Les cordicolâtres sont des mélomanes infatigables. Il n’existe plus d’autre musique que la musique à écouter en groupe ; mais ne pas souhaiter l’entendre n’est nullement prévu au programme, ce serait comme de ne pas désirer ceux qui l’offrent à la cantonade. Batteries barbares. Synthés. Larsen tueurs. Compact-disques à guidage terminal. Leurs baffles sont des armes « propres ». (p. 145)

Traverser la France, en été, avec partout des annonces de festivals, dans les coins les plus pathétiques, sous les soleils les plus plombés, voilà un vrai voyage de science-fiction à travers les horreurs de l’optimisme, une descente dans les profonds secrets de la grande bouffonnerie cordicole de masse. (p. 146)

Philippe Muray, L’Empire du Bien, 1991

2 commentaires:

Anonyme a dit…

En même temps, même si ces constatations sont justes, je les trouve également bien consensuelles... Je ne vois pas bien où est l'originalité dans la dénonciation de l'inexistence de l'individualisme..

Bab a dit…

Mouais… Il faudra quand même me montrer dans quel canard à gros tirage on ne cesse de nous expliquer que notre société n’est pas assez individualiste ; m’indiquer sur quelle radio très écoutée on clame à tout bout de champ, avec une tartufferie à peine croyable, que la crise actuelle n’est que le résultat – bien mérité – de notre trop grande avidité d’être, d’agir et de penser « ensemble, collectivement » ; m’apprendre sur quelle chaîne de télévision grand public on nous sert, sur tous les tons les plus dégoulinants, jusqu’à écoeurement, les magnifiques contes de fées modernes dans lesquels quelque libre-penseur a su triompher des méchants altruistes, des dégoûtants humanitaristes, de ces salauds qui sont « moins moi, plus nous » (pour reprendre l’expression d’une pub sur laquelle j’ai récemment écrit un billet).
Bizarrement, j’ai l’impression d’entendre un autre son de cloche, de façon assez lancinante…