Je dirais même plus...

samedi 28 février 2009

Mais je ne pleurais pas, moi

Vous raconter ce qu'on éprouve, à l`instant du départ, et comme votre cœur se brise à la rupture subite de ses plus tendres habitudes, ce serait trop long, je saute tout cela.

Le bon Pradier est venu nous dire adieu dans la cour des diligences. Au seuil de ce voyage vers l'antique, le plus antique des modernes accourant pour nous embrasser, c'était de bon augure. ll nous a abordés en nous disant : « Fameux, fameux ! Savez-vous ce que j'ai vu ce matin à mon baromètre ? beau fixe. C’est bon signe, je suis superstitieux, ça m'a fait plaisir. »

Nous sommes partis, la diligence a roulé sur le pavé des quais, avec son bruit de pieds de chevaux, de vitres et de ferrailles. Le temps était sec, le ciel clair, le vent soufflait.

Entre nous deux, dans le coupé, se tenait, sans mot dire, une dame d'une cinquantaine d`années, la figure emmitouflée de voiles, le corps enveloppé dans une pelisse de soie. Une jeune femme et un monsieur l'avaient conduite jusqu'au bureau. Quand on a tourné la borne de la rue Saint-Honoré, elle a pleuré. Elle allait en Bourgogne, elle devait s'arrêter le soir ou dans la nuit. Son voyage finissait dans quelques heures et elle pleurait. Mais je ne pleurais pas, moi, qui allais plus loin et qui sans doute quittais plus. Pourquoi m'a-t-elle indigné ? Pourquoi m’a-t-elle fait pitié ? Pourquoi avais-je envie de lui dire des injures à cette bonne femme ? Serait-ce que notre joie est toujours la seule joie légitime, notre amour, le seul amour vrai, notre douleur, la seule douleur qu'il y ait à compatir ?
Gustave Flaubert, Voyage en Orient, 1849-1851

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