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jeudi 4 novembre 2010

Jaurès et Dreyfus

Les juifs, l’argent, la trahison : avec Dreyfus, s’étend un très vieil antisémitisme qui avait été ragaillardi, et jusque dans les milieux les plus « populaires » et « ouvriers », par les scandales et les crises qui assaillent depuis si longtemps le pays. À gauche aussi, même chez les socialistes déclarés comme chez les militants conscients d’un mouvement ouvrier qui se cherche, il a resurgi sous cette forme instinctivement populiste d’hostilité immédiate et viscérale aux « youtres » manieurs d’argent et usuriers exploiteurs du peuple ; il a relancé l’argumentaire antijuif de tous les anticapitalistes sommaires et, en 1895, il s’est même trouvé des blanquistes notoires pour saluer leurs camarades autrichiens qui chassaient le juif dans Vienne. Séjournant alors brièvement en Algérie, Jaurès lui-même a certes compris que le peuple arabe avait le droit de « surveiller notre gestion » et saurait s’émanciper un jour, mais il a admis étrangement vite que les juifs appliquent là-bas « leurs procédés d’extorsion et d’expropriation », et il n’a guère reproché au jeune « parti socialiste algérien » de prendre âme et élan militant, bel euphémisme, « sous la forme un peu étroite de l’antisémitisme ». On ne l’a certes jamais vu parader, comme certains de ses camarades, avec des antisémites déclarés, même quand il fallut à tout prix aider les verriers d’Albi et que La Libre Parole et Drumont auraient pu être sollicités ; il a toujours tenu pour l’idée, foncière chez lui, qu’il n’y a « qu’une race, qui est l’humanité ». Et il est tout aussi vrai, en revanche, que les premiers dreyfusards ont convaincu et mobilisé des républicains – un petit groupe que Jaurès a défini comme « judaïsant et panamisant » - qui avaient trempé dans le scandale de Panama et étaient restés très hostiles aux socialistes : par exemple, ce Ludovic Trarieux, auteur de l’appel, décisif, dont sortira en juin 1898 la Ligue des droits de l’homme, qui a rapporté sans broncher sur les « lois scélérates » en 1893 et qui, garde des Sceaux en 1895, a directement soutenu Rességuier à Carmaux. Si bien qu’il n’est que trop clair qu’à la différence de Zola, Jaurès n’est pas d’abord devenu dreyfusard par haine de l’antisémitisme. Et pour comprendre qu’il ait si tardivement soutenu Dreyfus, faudrait-il en outre admettre qu’en lui l’intellectuel a été tenu en lisière par le socialiste ? (p. 109-111)
Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Perrin, 2005.

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