Je dirais même plus...

samedi 8 janvier 2011

... ou, si je suis fou...

Qu’un chevalier errant ait sujet de devenir fou, voilà qui n’a ni goût ni grâce : tout l’art est de déraisonner sans motif, en donnant à entendre à ma dame que, si je le fais à froid, que ne ferai-je à chaud ? D’autant que m’en offre ample occasion ma longue absence, qui me sépare de celle qui sera toujours ma dame, Dulcinée du Toboso ; car tu l’as déjà entendu dire par Ambrosio, le berger de l’autre jour : qui est absent, tous les maux craint et ressent. Aussi, ami Sancho, ne perds pas ton temps à me déconseiller une imitation aussi rare, aussi heureuse et aussi nouvelle. Fou je suis, et fou je resterai jusqu’à ce que tu reviennes avec la réponse à une lettre que je pense te faire pour madame Dulcinée : si elle est telle que le requiert ma fidélité, ma folie ne cessera qu’avec ma pénitence ; et, dans le cas contraire, je deviendrai fou pour de bon et, dans cet état, je ne sentirai ni ne regretterai rien. C’est pourquoi, quelle que soit sa réponse, si je suis sage, je sortirai de la confusion et du tourment où tu m’auras laissé en jouissant du bonheur que tu m’apporteras, ou, si je suis fou, en ne ressentant pas le malheur que tu me donneras.
Miguel de Cervantès, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, 1605.

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