Je dirais même plus...

mardi 28 décembre 2010

Chronique d'une mort annoncée

Je ne suis peut-être pas d’un naturel foncièrement optimiste, mais s’il y a une antienne qui ne m’inspire aucune inquiétude, c’est bien celle de la « désaffection des gens pour la lecture ».
D’abord parce que j’ai grandi en entendant annoncer cette « catastrophe » à l’envi sans jamais vraiment la constater moi-même. Dans les années 90, c’étaient les jeux vidéo et le déferlement de programmes abrutissants à la télévision qui devaient, à coup sûr, tuer le livre. On attend encore l’enterrement… Aujourd’hui, ce sont internet et le téléphone portable qui s’apprêteraient à porter l’estocade à la littérature, tout comme ils auraient déjà estourbi l’orthographe. Pourquoi pas… La seule chose que s’apprête à estourbir internet, à mon avis, c’est la télévision (ironie du sort…), mais c’est un autre sujet.
Et puis surtout, j’ai beau faire tous les efforts du monde, je ne vois pas où serait le drame même si les gens ne lisaient effectivement plus du tout. On me dira que la lecture est un outil de culture, et que la désaffection des gens pour les livres est donc symptomatique d’une tendance à la « déculturation ». Soit. Mais, à supposer que cette désaffection existe, elle n’est, précisément, que cela : un symptôme. Autrement dit, elle montre le problème de la « déculturation » par le petit bout de la lorgnette. Jetez un œil au programme d’histoire d’un lycéen. Comparez le niveau du baccalauréat d’aujourd’hui à celui du « certif » d’antan. Voyez si les « élites » médiatiques, artistiques ou politiques sont cultivées ou si elles prônent la culture (et si oui, quelle culture ?) On reparlera de la lecture après cela.
Second argument (dont il est plaisant de constater qu’il est, presque toujours, dissocié du premier) : la lecture est un plaisir immense dont beaucoup se priveraient, sans savoir ce qu’ils perdent. Rien n’est plus vrai. Mais l’humanitarisme s’est-il à ce point développé que l’on trouve désormais le temps de s’émouvoir du sort des « non-lecteurs » ? Le droit d’ingérence a-t-il à ce point tout conquis qu’on croie légitime de faire le bonheur de ces infortunés malgré eux ? Va-t-on bientôt leur larguer, par hélicoptère, des colis de survie contenant les œuvres complètes de Balzac ou de Proust ? Va-t-on organiser un « Bibliothon » ou un « Marathon des Mots » pour leur « redonner le goût de lire » ? (À vrai dire, j’ai peur que ça n’existe déjà – pas le courage d’aller vérifier.)
Est-ce que je crois que la lecture est enrichissante ? Je pourrais – si le sujet n’était pas beaucoup trop intime – citer, sans trop y réfléchir, cinq ou six ouvrages qui ont changé ma vie, au sens propre. Est-ce que j’aime lire ? C’est l’un de mes plus grands plaisirs sur cette terre. Comme l’avait dit Marc-Édouard Nabe dans son suicide médiatique de jeunesse, un livre c’est « un monde qui arrive, cosmiquement » : « on entre dans un auteur comme dans une cathédrale, on est complètement envahi », on « vit pour ça », on en « transpire ».
Cela dit, en ai-je quelque chose à foutre que mon voisin du dessus préfère lire Albert Camus, Alexandre Jardin, le dernier catalogue Ikea ou pas même cela ? En toute franchise, rien du tout. Suis-je peiné de constater que certaines de nos têtes blondes « boudent les livres » (comme disent les journalistes) ? Pas plus. Je laisse à leurs parents le soin de s’en émouvoir à ma place ; ces parents qui ont vécu dans la trouille de passer pour fachos ou d’ « écœurer » leurs rejetons en leur imposant la moindre lecture, et s’étonnent ensuite que le petit dernier ait à peine suffisamment de vocabulaire pour envoyer un sms.
On me dira encore que les lecteurs d’aujourd’hui sont les écrivains de demain. Plus de lecteurs, plus d’écrivains. Soit ! On s’en passera. J’aurais de quoi remplir trois vies avec tous les chefs d’œuvre déjà écrits que je n’ai pas encore lus. Plus d’éditeurs non plus pour les diffuser ? Pas grave ! Il restera les bibliothèques. Je doute qu’on décide de les fermer dans les années qui viennent, quand bien même plus personne n’y mettrait les pieds. Pour une fois, le spectre des bûchers de livres sur fond de croix gammées servirait à quelque chose.
Quoi qu’on en dise, la lecture est un plaisir fondamentalement solitaire et égoïste. En ce qui me concerne, tant que j’aurai un œil valide, tous les « lecteurs », « non-lecteurs » et « faux lecteurs » du monde pourront bien aller au diable !

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