Je dirais même plus...

mardi 29 décembre 2009

Dessins burlesques sans bulles


Anglais ou non, l'humour dit "absurde" n'est pas ma tasse de thé. Je dirais même qu'il suffit qu'on me vante les mérites de telle ou telle oeuvre "décalée" ou "burlesque" pour que je sorte mon revolver. Question d'expérience : j'ai appris à mes dépens que ces adjectifs n'étaient, la plupart du temps, que des cache-misère, voire des alibis donnant à des gus dépourvus du moindre talent d'écriture le droit d'emmerder le monde. Peu importe.
J'ai donc craint le pire lorsque, en déballant mes cadeaux, je tombai sur Le Monde de Glen Baxter. A en croire la quatrième de couverture, en effet, ce recueil de dessins humoristiques devait me plonger "dans un univers incongru voire délirant, anachronique et surréaliste". Aïe ! Tout ça à la fois ? Je pris cependant mon courage - et ledit recueil - à deux mains et en entamai la lecture.
Résultat : j'ai ri à gorge déployée du début à la fin ! Le ressort inventé par Baxter est aussi simple qu'efficace : il s'agit d'apposer des légendes effectivement décalées à des dessins dont le style parodie celui des romans éducatifs pour adolescents des années 30-40. Celui qui illustre ce billet est mon préféré.

samedi 26 décembre 2009

L'esprit de Noël




Deux pépites en deux jours, la moisson fut bonne :

Dementia 13, l'un des premiers longs-métrages de Francis Ford Coppola (1963). L'un de ces films qui s'avèrent d'autant plus charmants qu'ils sont bourrés de maladresses. La seule surprise que nous réserve celui-ci est que tout s'y déroule exactement comme prévu... Une jeune blonde que la vertu n'étouffe pas, un huis-clos familial dans une sinistre propriété irlandaise, une petite soeur morte noyée dans un étang des années auparavant, et roulez jeunesse ! Un mélange d'Edgar Poe (le film précédent de Coppola était d'ailleurs une adaptation d'un de ses contes) et de Psychose (sorti trois ans plus tôt).

Boulevard de la mort (Death Proof, 2007), de Quentin Tarantino, rappelle quant à lui discrètement le Duel de Spielberg, moins le scénario en ligne droite, puisqu'ici tout n'est que détours délirants. Tarantino ne nous donne le temps de connaître les héroïnes de la première moitié du film que pour mieux les écrabouiller dans une scène de collision frontale mémorable. Les rôles s'inversent dans la seconde moitié, où le chasseur - joué par Kurt Russell - cascadeur ringard et psychopathe à ses heures perdues, devient la proie. Réalisation soignée, dialogues cultes, juste ce qu'il faut de cul. Mais quel dommage que le DVD ne contienne pas ces chefs-d'oeuvre que sont les fausses bandes-annonces Grindhouse.

lundi 21 décembre 2009

Tchouk-tchouk-nougat

J'adore écouter la radio et regarder les JT pendant les vacances de Noël. Quand la météo s'en mêle, il tombe souvent autant de perles que de flocons. Pendant un quart de seconde, quand on prend le train en marche (si je puis dire), on croit toujours qu'il est question d'un séisme ou d'un tsunami. Mais non...
"Une actualité ferroviaire très chargée, aujourd'hui..." (Qu'est-ce diable qu'une actualité ferroviaire ?)
"Pour les usagers qui souhaitent se rendre dans le sud-est de la France, c'est un véritable calvaire". Gros plan sur une jeune femme hystérique, au bord des larmes, hurlant : "On nous a menti ! On nous a abandonnés ! On nous a laissés sur les quais pendant quatre heures sans eau !!!" Un autre, avec le plus grand sérieux : "Si on ne me rembourse pas mes frais, j'entame une grève de la faim !"
Duplex avec la gare de St Pancras, à Londres. Le journaliste, l'air grave : "On estime que 2,5 millions de personnes comptaient prendre l'Eurostar pour aller passer les fêtes de fin d'année en France. On n'ose imaginer ce qui se passerait si le trafic devait rester bloqué..." (Au contraire, il serait fort drôle de l'imaginer...)
Sans oublier l'indémodable : "C'est un scandale qu'en 2009, en France (pays des droits de l'homme), on puisse encore voir des choses pareilles !" ni le réjouissant : "Il faut ouvrir une enquête et tirer toutes les conséquences de ces incidents".

dimanche 20 décembre 2009

Poudre blanche dans le nez


En toute objectivité, en toute modestie, le monde n'a quand même jamais connu de chienne si belle...

jeudi 17 décembre 2009

Les soucis ont du souci à se faire

Décidément, l'affaire est entendue. Il n'existe plus nulle part de problèmes. Pas la queue d'un. Circulez.
C'est que, depuis un bon moment déjà, les soucis les ont tous envoyés au diable, les problèmes. Ils sont d'abord arrivés subrepticement, ces soucis ; malicieusement planqués derrière la négation de leur propre existence. Y'a pas de souci, qu'ils disaient tous. Vous faites pas de bile, en somme. On n'est pas là. On n'existe pas. Y'a pas de souci. Mais il y en avait... Et même de plus en plus.
Lorsqu'ils se sont sentis en confiance et supérieurs en nombre, les soucis sont passés à l'attaque, pour de bon. Finie, la marche au "pas" ! Les masques pouvaient tomber. On aurait dû le voir venir, du reste : y' va y avoir un souci, ça risque de poser un souci, nous avertissait-on à tout bout de champ. Et puis, enfin, l'invasion eut lieu : il y eut des soucis partout, en veux-tu, en voilà. Même l'alliance que contractèrent dans l'urgence les problèmes avec la vérité (c'est un vrai problème) ne put les sauver du désastre. Ils étaient faits comme des rats. Un vrai génocide !
Seulement ce qu'ils ne semblent pas voir, les petits soucis, tout enivrés qu'ils sont de leur victoire, c'est qu'ils risquent à leur tour d'en avoir un gros. Et sans tarder, encore. Car, tapies dans l'ombre, les soeurs inconsolables et vindicatives des défunts problèmes méditent déjà leur vengeance et rêvent de les détrôner. Ces soeurs, ce sont bien sûr les problématiques. Grassouillettes, satisfaites d'elles-mêmes, conscientes de leur charme, elles s'appliquent d'ores et déjà, telles les tentacules d'une pieuvre gluante, à infiltrer tous les débats les plus insignifiants, tous les sujets les plus glauques, tous les terrains les plus consensuels : la problématique du tri sélectif, la problématique des transports, la problématique de la neige, la problématique du temps de travail, la problématique de l'agriculture, la problématique de la culture...
L'hypothèse d'un mariage de circonstance qui mettrait fin à ces conflits n'est toutefois pas à exclure totalement, et l'on ne peut qu'être impatients de découvrir quels merveilleux rejetons lexicaux engendreraient, si cette union devait être consommée, nos soucis problématiques.

dimanche 6 décembre 2009

Chroniques de la post-Histoire

Le « père » est un espoir sur lequel personne, aujourd’hui, ne peut plus compter. La « domination masculine » elle-même, effacée depuis longtemps, n’est plus qu’un de ces dieux devant lesquels on se prosterne, en hurlant qu’on les exècre, parce qu’on les sait irrémédiablement et dramatiquement absents. Homo festivus, l’éradicateur furieux de toutes les différences, aurait mauvaise grâce à se plaindre d’une telle situation, à l’établissement de laquelle il œuvre depuis tant d’années. Mais c’est seulement aujourd’hui que commencent à lui en apparaître les premières conséquences ; et qu’il s’en trouve surpris. La destruction savante des moindres résidus d’antagonismes, jusque dans les ultimes fondements anthropologiques de la société (identité sexuelle, langage, etc.), induit un effacement de l’autre de toute évidence sans exemple à aucune époque ; et c’est alors qu’Homo festivus se découvre non seulement cloné, ou clonique, mais également clownesque : on ne peut pas avoir le beurre de l’indifférenciation et l’argent du beurre de l’individualité. Que l’on devienne, par la même occasion, insignifiant, vaguement touchant, un peu dérisoire, peut-être risible, n’est que le résultat d’une telle situation. Le comique ne vient d’ailleurs plus, de nos jours, que du spectacle des néo-individus veufs de l’autre sous toutes ses formes (veufs de l’adversaire, de l’ennemi), mais continuant, pour se sentir exister (comme idée, comme projet, comme projection), à en combattre le fantôme avec des postures de matamores. (p. 234)

Déterritorialisateur et convertisseur tyrannique, Homo festivus, qui est en même temps et toujours un adulte retombé en enfance, ne saurait donc avoir le moindre goût pour ce qui ne lui ressemble pas. Et comme ce qui ne lui ressemble pas a été définitivement classé par lui dans la rubrique « archaïsmes et autres divagations malfaisantes », il ne peut qu’en demander la disparition ; et avoir gain de cause. Le retournement de la prédation touristique en catéchèse des droits de l’homme est le coup de force par lequel le touriste contemporain assoit une légitimité dont on peut être certain qu’elle lui survivra. Que ce soit en charter, par bateau ou en car, tous ses déplacements se font sous le couvert du droit d’ingérence. Partout où il se trouve, ce convertisseur si satisfait de lui-même a la loi pour lui ; et tout ce que ce prêcheur pourrait rencontrer qui ne s’accorderait pas avec sa perpétuelle homélie devrait être bien entendu éliminé d’office.
À la curiosité pour la planète succède son annexion. Homo festivus, lorsqu’il part en voyage, se veut bien sûr, et comme toujours, aussi jeune que possible, ouvert, tolérant, joyeusement accessible à tous les particularismes. Il se définit aussi avec fierté, sans que personne ne songe à lui contester ce titre, et parce qu’il ne saurait exister, dans ce domaine comme dans les autres, sans le label de l’« anticonformisme » ou de la « rébellion », comme anti-touriste ; mais ce que ce militant de la sécurité mondialisée poursuit d’un bout du monde à l’autre, c’est le roman de sa conquête et l’extension colonialiste de ses « idéaux », dont il ne lui vient jamais un seul instant à l’esprit qu’ils ressuscitent à nouveaux frais l’ancien impérialisme ; et aussi qu’ils pourraient n’être que de nouveaux préjugés qui n’auront qu’un temps (et que déjà menace de délégitimation une critique elle-même imprévisible). (p. 291)

Aucune dignité n’est plus autorisée, et jusque dans les ultimes secondes de l’existence. Il n’est même plus permis de disparaître, je veux dire de mourir, autrement que parmi les fumigènes pestilentiels de la honte festive. De sorte que toutes ces manifestations infectes sont l’apothéose même de l’incivilité plébiscitée, au moment précis où, comme par hasard, se trouve porté aux nues le gâtisme citoyen, où se répand l’éloge d’une citoyenneté rhétorique, et hypocrite, d’un vivre-ensemble partout, et officiellement, et sciemment, et méthodiquement anéanti. Qui a jamais songé, une nuit de rave, un soir de Love Parade ou de Gay Pride, à tous les moribonds giflés dans l’atrocité même de leur travail de mort par la hideur mille fois plus grande encore, dans la mesure où il n’est même pas permis de ne pas l’approuver, de la musique qui leur est imposée, et parce que leur immeuble a le malheur de se trouver sur le passage des troupes d’occupation hyperfestive ? Les malades ou les mourants, dans l’époque qui commence, n’ont plus droit à leur propre tragédie. Même cet atroce privilège leur est confisqué. L’accès à l’horreur qu’ils vivent malgré tout leur est interdit. On veut bien qu’ils meurent, mais à la seule condition que ce soit de rire. Et c’est dans un temps, précisément, où le rire est devenu impossible, puisque tout le monde est respectable et que tout le monde est fier, et où le comique est citoyen, c’est-à-dire sinistre (…), qu’on dépêche aux mourants des clowns d’hôpital pour les faire crever à gorge déployée. (p. 448)

Après bien d’autres mea culpa, le temps de la repentance collective est proche, concernant ces milliers d’années de l’Histoire au cours desquelles, dans le seul but de flatter le narcissisme de notre espèce, on a donné à l’homme un statut supérieur et voulu croire qu’il possédait le monopole de la pensée. Ce moment de contrition générale s’accompagnera sans nul doute de géantes cérémonies de réconciliation et de festivités sans fin. Celles-ci auront bien entendu été précédées d’une rapide campagne au cours de laquelle il sera enfin démontré que la législation actuelle concernant les droits des animaux n’est plus adaptée, qu’il faut cesser de considérer comme anecdotiques les multiples humiliations, exclusions ou plaisanteries dont ces derniers sont jusqu’à présent l’objet, ainsi que toutes les formes de victimisation ou tous les comportements discriminatoires qu’ils ont à subir depuis si longtemps.
Lorsque cette action positive en faveur de l’égalité des chances pour le monde animal aura porté ses fruits, et que des anomalies qui jusque-là paraissaient naturelles ou fatales seront devenues inadmissibles, alors toutes les capitales du monde organiseront des défilés monstres, des espèces de Zoo Prides ou d’Animals Parades, avec des cortèges impressionnants de camions sono sur lesquels des bêtes enrubannées, d’adorables brebis peintes en mauve, des cochons à clochette, des hamsters piercés, des souris blanches sur rollers, des lionnes tatouées à l’omoplate et des chimpanzés en bikini rescapés de laboratoires d’expérimentation se trémousseront au rythme de la néo-musique ; tandis que, derrière les chars de ce Pardon techno, pieds nus et corde au cou, défileront dans une tornade de honte et sous les huées de la foule convertie d’innombrables délégations de propriétaires d’élevages à la chaîne, de directeurs de zoos et de chercheurs scientifiques. Pour leur peine, ils seront interdits de téléphone portable pendant au moins quinze jours. (p. 474-5)

Tous ceux qui apparaissent en première ligne dans la société hyperfestive relèvent, d’une façon ou d’une autre, de la nouvelle profession des dresseurs, des encadreurs et des rééducateurs. Mais ils ne doivent, bien entendu, jamais être nommés comme tels. On les appellera donc, par exemple, « artistes provocateurs » ; ce qui est d’autant plus curieux si l’on se souvient de ce qu’était un provocateur dans la période historique : une personne qui, travaillant en apparence pour l’insurrection, mais en réalité pour l’ordre établi, poussait des individus ou des groupes à se lancer dans des actions illégales de manière à déclencher des opérations de répression policière. Une sorte de sous-flic, en somme, et même quelqu’un de pire et de plus sale qu’un véritable flic. Sous cet angle, il faut bien le dire, le terme est assez justement choisi, quoique de manière inconsciente, dans la mesure où les « artistes » contemporains ne sont plus que des salariés parmi d’autres du nouvel ordre établi, et des glorificateurs appointés de sa nouvelle harmonie présentée comme déglinguée afin d’allécher les générations émergentes pour qui l’avant-garde c’est le lait maternel. Ils poussent à l’ordre comme on poussait au crime ou à l’insurrection. Et ils n’existent que par là, bien qu’ils fassent encore semblant de se plaindre du « manque d’éducation visuelle » du public ; lequel manque serait à l’origine de tous les malentendus que ce public entretient avec leurs belles œuvres. Mais le champ éducatif dans lequel ils sévissent ne se limite nullement à cette pauvre question visuelle. C’est tout l’être humain qu’ils doivent réadapter et rééduquer. Heureusement pour eux, ils ne sont pas les seuls à qui cette tâche échoit ; et l’être humain actuel, ou ce qui lui succède, n’est aucunement rebelle à cette perspective. (p. 563-4)

C’est (…) dans le but de mettre hors de portée de la critique les éléments primordiaux de la nouvelle civilisation que l’on voit proliférer certains mots dont le sens n’est plus, bien sûr, interrogé par personne. Ils n’ont d’autre fonction que de sacraliser, ou de blackouter, ce qui ne devra plus être contesté. Et ils deviennent, dès cet instant, comme on le dit en linguistique, des termes non marqués ; ce qui signifie qu’ils n’ont plus d’opposition ; ou que celle-ci a été définitivement neutralisée ; et qu’en tout état de cause ils ne se frottent plus à aucune réalité. Ils accèdent alors à une sorte de statut divin ; et à ce paradis de la naturalité ou de la normalité dont nous savons, par ailleurs, qu’Homo festivus ne cesse de chasser tout ce qui lui paraît contraire à ses intérêts. Quand on peut entendre la déplaisante romancière Darrieussecq, sur un plateau de télévision, affirmer qu’elle vote « naturellement » à gauche, il est évident que tout s’est renversé, que la désagrégation de toute pensée est arrivée à son terme, et que ce vocable, « gauche », ne désigne plus un ensemble d’idées politiques, ou une fraction de l’opinion, comme naguère, comme du temps de Marx, de Jaurès et de bien d’autres (où être de gauche représentait un véritable travail et un combat de la pensée, non un prétendu fait de nature et en réalité une paresse crasse de l’esprit, mais un effort constant du négatif, et un assaut contre les évidences, précisément, et contre le « naturel »), mais qu’il s’agit désormais du plus vautré des conforts intellectuels, et du plus poisseux des « être-ensemble » qui aient jamais été, transfigurés en position divine et sublime, ou encore d’un de ces termes non marqués d’où le conflit (l’Histoire) s’est évaporé miraculeusement, et dont le contenu n’a même plus besoin d’être argumenté puisqu’il relève du naturel et de l’universel : en ce sens, il correspond parfaitement à un monde qui se passe de réel et qui ne s’en porte que mieux, s’épanouissant dans les délices de Capoue d’une prétendue position politique qui n’est plus qu’une mystique de confort, et un naturisme routinier, présentés comme une exaltante conquête de l’esprit. (p. 599-600)

Philippe Muray, Après l'histoire, Tel Gallimard, 2000