Je dirais même plus...

samedi 2 octobre 2010

Une paire de bottes vaut Shakespeare

Coïncidence (ou pas) : quelques minutes avant de lire ces lignes, j’apprenais par la radio que le jeu vidéo PES avait été « le produit culturel le plus vendu en France en 2006 »…
Les héritiers du tiers-mondisme ne sont pas seuls à préconiser la transformation des nations européennes en sociétés multiculturelles. Les prophètes de la postmodernité affichent aujourd’hui le même idéal. Mais tandis que les premiers défendent, face à l’arrogance occidentale, l’égalité de toutes les traditions, c’est pour opposer les vertiges de la fluidité aux vertus de l’enracinement que les seconds généralisent l’emploi d’une notion apparue voici quelques années dans le monde de l’art. L’acteur social postmoderne applique dans sa vie les principes auxquels les architectes et les peintres du même nom se réfèrent dans leur travail : comme eux, il substitue l’éclectisme aux anciennes exclusives ; refusant la brutalité de l’alternative entre académisme et innovation, il mélange souverainement les styles ; au lieu d’être ceci ou cela, classique ou d’avant-garde, bourgeois ou bohème, il marie à sa guise les engouements les plus disparates, les inspirations les plus contradictoires ; léger, mobile, et non raidi dans un credo, figé dans une appartenance, il aime pouvoir passer sans obstacle d’un restaurant chinois à un club antillais, du couscous au cassoulet, du jogging à la religion, ou de la littérature au deltaplane.
S’éclater est le mot d’ordre de ce nouvel hédonisme qui rejette aussi bien la nostalgie que l’auto-accusation. Ses adeptes n’aspirent pas à une société authentique, où tous les individus vivraient bien au chaud dans leur identité culturelle, mais à une société polymorphe, à un monde bigarré qui mettrait toutes les formes de vie à la disposition de chaque individu. Ils prônent moins le droit à la différence que le métissage généralisé, le droit de chacun à la spécificité de l’autre. Multiculturel signifiant pour eux abondamment garni, ce ne sont pas les cultures en tant que telles qu’ils apprécient, mais leur version édulcorée, la part d’elles-mêmes qu’ils peuvent tester, savourer et jeter après usage. Consommateurs et non conservateurs des traditions existantes, c’est le client-roi en eux qui trépigne devant les entraves mises au règne de la diversité par des idéologies vétustes et rigides. (p. 150)
À condition qu’elle porte la signature d’un grand styliste, une paire de bottes vaut Shakespeare. Et tout à l’avenant : une bande dessinée qui combine une intrigue palpitante avec de belles images vaut un roman de Nabokov ; ce que lisent les lolitas vaut Lolita ; un slogan publicitaire efficace vaut un poème d’Apollinaire ou de Francis Ponge ; un rythme de rock vaut une mélodie de Duke Ellington ; un beau match de football vaut un ballet de Pina Bausch ; un grand couturier vaut Manet ; Picasso, Michel-Ange ; l’opéra d’aujourd’hui – « celui de la vie, du clip, du jingle, du spot » (J. Séguéla) – vaut largement Verdi ou Wagner. Le footballeur et le chorégraphe, le peintre et le couturier, l’écrivain et le concepteur, le musicien et le rockeur sont, au même titre, des créateurs. Il faut en finir avec le préjugé scolaire qui réserve cette qualité à certains, et qui plonge les autres dans la sous-culture.
(…)
Vous voilà prévenus : si vous estimez que la confusion mentale n’a jamais protégé personne de la xénophobie ; si vous vous entêtez à maintenir une hiérarchie sévère des valeurs ; si vous réagissez avec intransigeance au triomphe de l’indistinction ; s’il vous est impossible de couvrir de la même étiquette culturelle l’auteur des Essais et un empereur de la télévision, une méditation conçue pour éveiller l’esprit et un spectacle fait pour l’abrutir ; si vous ne voulez pas, quand bien même l’un serait blanc et l’autre noir, mettre un signe d’égalité entre Beethoven et Bob Marley, c’est que vous appartenez – indéfectiblement – au camp des salauds et des peine-à-jouir. Vous êtes un militant de l’ordre moral et votre attitude est trois fois criminelle : puritain, vous vous interdisez tous les plaisirs de l’existence ; despotique, vous fulminez contre ceux qui, ayant rompu avec votre morale du menu unique, ont choisi de vivre à la carte, et vous n’avez qu’un désir : freiner la marche de l’humanité vers l’autonomie ; enfin, vous partagez avec les racistes la phobie du mélange et la pratique de la discrimination : au lieu de l’encourager, vous résistez au métissage. (p. 152-4)
Alain Finkielkraut, La Défaite de la pensée, Gallimard, 1987.

2 commentaires:

Guillaume Cingal a dit…

Comme tu le sais, je partage en grande partie les analyses de Finkielkraut, mais je trouve assez faible, assez superficielle, l'énumération qu'il donne pour illustrer l'argument du "tout se vaut". Tout d'abord, l'ordre des termes comparés (ou dont il dénonce l'équivalence en discours post-moderne) suit systématiquement, dans son intention, la même hiérarchisation. Stylistiquement, il eût été plus intéressant de varier et de dérouter le lecteur en mettant, par exemple, Pina Bausch en premier et le match de foot en second. En l'occurrence, Finkielkraut semble insister sur l'existence d'un système hiérarchique unique, alors que, pour ma part, je pense que les hiérarchies sont à double tranchant. Ainsi, pour une minorité de gens, un ballet de Pina Bauch est supérieur à un match de football ; pour une majorité, ce sera l'inverse. Dire que les deux se valent, c'est faire offense aux deux systèmes hiérarchiques, autant dire nier la réalité de deux manières.
Bien sûr, "les postmodernes" (il faudrait distinguer, et distinguer encore, mais bon, contentons-nous de cette étiquette) insistent sur l'omniéquivalence afin de contrer la hiérarchie culturelle préétablie... mais c'est encore, à leur corps défendant, partir d'un centre. Peu de postmodernes, en effet, réussissent l'absolu décentrement (c'est d'ailleurs la critique principale et magistrale que formule Terry Eagleton à l'encontre du postmodernisme).

Dernier exemple : "un rythme de rock vaut une mélodie de Duke Ellington". Exemple typique de la fin du XXème siècle. Cinquante ans plus tôt, un précurseur plus naïf ou moins subtil que Finkielkraut aurait (a ?) pu s'exclamer, s'offusquer : "pour ces gens-là, une mélodie de Duke Ellington vaut un quintette de Schubert". (Renaud Camus a raison : Finkielkraut n'est pas encore assez bathmologue ;-))

Bab a dit…

Cher Guillaume,

Je te suis d’autant plus volontiers sur ce terrain que le choix même des extraits de cet essai m’a conduit aux réflexions que tu formules.

En effet, j’avais d’abord pensé ne transcrire que le premier passage (p. 150), c’est-à-dire (pour faire court) la partie la plus théorique, peut-être la plus lisse, la plus flatteuse, en tout cas la plus fédératrice – il me semble – pour le camp des "anti-postmodernes". Et puis je me suis dit que ce ne serait intellectuellement honnête ni pour l’auteur de l’essai ni pour les lecteurs du billet. On ne peut pas refuser une définition extensible de la culture, ni dénoncer le relativisme culturel, sans établir, implicitement ou explicitement, une hiérarchie. En ce sens, la démarche de Finkielkraut me semble franche et assumée : par sa liste (beaucoup moins consensuelle et plus discutable que la partie "théorique" qui la précède), il va jusqu’au bout de la logique qu’il énonce, n’a pas peur de montrer ce qu’elle implique… quitte à prêter le flanc aux réserves que tu énonces, et que je partage.

J’en ajouterais même une : il me semble que le raisonnement de Finkielkraut a quelque chose d’"infalsifiable", dans la mesure où toute critique, toute nuance apportée à ce raisonnement revient peu ou prou à faire valoir le relativisme, culturel ou chronologique (voir ton dernier exemple), que l’auteur refuse a priori.

Thanks for sharing!